14.
On recommanda à Nafa Walid de ne pas assister à l’enterrement de son père, et de ne pas rendre visite à sa famille. Il était recherché dans la Casbah et à Bab El-Oued où les choses se compliquaient avec les importantes arrestations opérées par la police.
Après quarante-huit heures chez Salah l’Indochine, Nafa se sentit devenir fou. La perte tragique du vieux le culpabilisait. Recroquevillé dans une encoignure, il se martyrisait les tempes, ruminant son chagrin et sa haine, en silence, suppliant ses amis de le laisser tranquille. Il refusait de manger, d’entendre raison et réagissait violemment aux témoignages de sympathie. À bout, il demanda à rejoindre le maquis. Il n’avait qu’une seule idée en tête : se venger.
– Ne laisse pas la vindicte t’aveugler, l’instruisit Abou Mariem. Ton combat sera voué à l’échec. À force de vouloir régler tes comptes, tu risques de t’isoler. Or, nous devons rester groupés. Autour d’un même idéal : la révolution islamique. Ton père est mort, lâchement assassiné. Il n’est ni le premier ni le dernier. Je te somme de te ressaisir. Nous avons besoin de notre lucidité. La haine est une vilaine partenaire. Il faut s’en méfier. En revanche, notre guerre est sainte. Ce n’est pas une affaire personnelle, frère Nafa. Elle exige que nous soyons déterminés, mais justes, éclairés. L’avenir de la nation en dépend. Nous retrouverons les bourreaux de ton père. C’est inéluctable. Nous les débusquerons, un jour ou l’autre, et nous les châtierons. En attendant, rentre dans les rangs. Nous avons déploré pas mal de malentendus de cette nature. Okkacha le coiffeur a perdu son fils au cours d’une rafle. Sans consulter personne, il s’est armé d’un rasoir et a tranché la gorge au premier flic sur son chemin. C’était une malheureuse et stupide initiative. Le policier était des nôtres. C’était lui qui nous renseignait sur les descentes que ses collègues projetaient. Donc…
Nafa insista pour regagner le djebel. Le cheikh Younes s’y opposa avant de l’intégrer dans le groupe de Sofiane.
Sofiane était un bel homme de vingt-trois ans, grand et athlétique. Sa longue chevelure filasse lui donnait une allure chevaline. Avec son visage d’enfant et son sourire désarmant, il charmait aussi bien son entourage que ses victimes. Il dirigeait un groupe de huit éléments triés sur le volet, des jeunes de moins de vingt-deux ans, issus de familles de notables et d’industriels. Leur PC se trouvait au cœur de l’université à partir de laquelle ils peaufinaient leurs traquenards qui avaient la réputation d’être chirurgicaux.
Spécialisée dans la chasse aux fonctionnaires de l’autorité juridictionnelle, aux communistes et aux hommes d’affaires, l’équipe était extrêmement soudée, discrète et minutieuse, qui ne laissait rien au hasard. Habillés avec soin, rasés de frais et d’une convivialité exemplaire, ses éléments étaient tous des étudiants. Certains ramassaient leurs cheveux en chignon, d’autres arboraient une boucle en or à l’oreille. À la faculté, ils passaient pour des fils de bourgeois au-dessus de tout soupçon. Une fatwa les autorisait à fréquenter les cabarets et les milieux huppés où ils recueillaient les informations sur les cibles potentielles. Grâce à leur « look » désinvolte, ils arpentaient les grands boulevards en toute quiétude, un cartable sous le bras, le revolver dans le magazine.
Nafa se plut d’emblée parmi eux. Il retrouvait un peu de l’atmosphère douillette des Raja, les lumières éblouissantes des salons et l’odeur de la fortune qui, comparée au gourbi de Salah l’Indochine, était nettement moins oppressante.
Les premières semaines, il fut hébergé chez Farouk, le porteur d’eau du groupe, dans une chambre à l’université. Obligé de se faire oublier, Nafa se consacra à sa formation idéologique. Il lisait des ouvrages religieux, priait beaucoup et ne se lassait pas d’écouter les prêches de cheikhs égyptiens, soudanais et orientaux. Farouk possédait des dizaines de cassettes de ce genre. Lui-même rédigeait des manifestes et recrutait ses néophytes parmi les étudiants.
Puis Sofiane l’invita à habiter chez lui, dans une superbe villa juchée sur un verger, au haut de Benaknoune, qu’il partageait avec Hind, son épouse de quatre ans son aînée, une théopathe froide et acariâtre, d’une pâleur marmoréenne, aussi allergique aux bijoux qu’à la familiarité, qui exerçait une influence inouïe sur le groupe. Personne n’osait la regarder dans les yeux. Elle remettait chacun à sa place, sur-le-champ, sans ménagement. Nafa l’apprit à ses dépens, dès leur première rencontre. Quand il lui tendit la main sur le pas de la porte, elle lui conseilla, rebutée par ce geste « hérétique », de retourner à l’école coranique se recycler. Croyant à une plaisanterie, Nafa sourit ; son sourire s’effaça aussitôt lorsqu’il décela, dans les prunelles de son hôtesse, une lueur qui faisait froid dans le dos.
C’était elle qui conduisait la voiture lors des attentats. Ces jours-là, elle s’habillait à l’occidentale, se maquillait et répandait sa longue chevelure noire sur ses épaules. Elle négociait les barrages de police mieux qu’une ambulance.
De retour à la maison, elle courait se démaquiller et se débarrassait de son tailleur comme s’il s’agissait d’une tunique de Nessus.
Tout de suite, elle plongeait dans ses lectures religieuses.
Nafa avait connu des fanatiques, mais leur extrémisme n’était rien comparé à celui de Hind.
Nafa logea au rez-de-chaussée. Ses hôtes mirent à sa disposition un salon équipé d’un téléviseur géant, une bibliothèque et une garde-robe généreuse.
– Fats comme chez toi, lui dit Sofiane.
– Tu me combles.
– Encore une chose : j’aimerais que tu te laisses pousser une queue de cheval. Tu as une belle gueule, autant en profiter. Chez nous, la règle fondamentale est simple : joindre l’utile à l’agréable, c’est-à-dire soigner son apparence, frapper juste et s’évanouir dans la nature comme si de rien n’était
Le lendemain, au sous-sol de la villa, on l’initia au fonctionnement des armes à feu.
Un soir, alors que la brume s’emparait de la ville, Farouk s’amena. Il épingla sur le mur les photos d’un homme d’une quarantaine d’années, un avocat auquel le Mouvement armé reprochait d’avoir mal défendu des frères arbitrairement appréhendés par les forces de l’ordre. Farouk dressa le portrait complet du magistrat : ses habitudes, ses fréquentations, ses itinéraires… Nafa écoutait attentivement, loin de se douter qu’il s’agissait là de sa première cible. Il crut que son cœur cessait de battre quand Sofiane lui promit que l’opération serait du gâteau et qu’ils se tiendraient à ses côtés pour parer à l’imprévu.
Après l’exécution du magistrat, Nafa n’attendit pas longtemps pour intercepter un juge au sortir d’une salle de fête, à 1 heure du matin. Un personnage cacochyme, qui traînait la jambe, et qui pestait contre lui-même parce qu’il n’arrivait pas à ouvrir la portière de sa voiture. Encore une fois, sa main trembla en posant le revolver contre la nuque ébouriffée du vieillard. Ce dernier ne semblait pas se rendre compte qu’un canon lui grattait la vertèbre cervicale. Au coup de feu, son dentier jaillit de sa bouche, ricocha sur le capot et s’émietta sur le bitume.
Pour boucler avec panache son premier mois dans le groupe, Sofiane fit exception à la règle et lui offrit, sur un plateau, un policier tellement gros que Nafa dut vider son chargeur sur lui pour l’étaler par terre.
Sofiane avait raison : à partir du « troisième », les choses rentrèrent dans l’ordre. Nafa divorça d’avec ses doutes et ses cas de conscience et entreprit de guetter ses prochaines victimes avec la patience immuable de la fatalité.
– Que nous ramènes-tu de bon ? demanda Sofiane debout dans le hall, les poings sur les hanches.
Farouk essuya ses espadrilles sur le paillasson. D’un geste fantaisiste, il envoya sa casquette américaine pardessus une commode et brandit son cartable :
– Un suppôt de Satan.
Derrière lui, le Rouget se serrait frileusement dans son K-Way. Il adressa un clin d’œil à Nafa casé dans un fauteuil, salua imperceptiblement Hind et serra la main à l’émir en se dandinant :
– Il pleut des cordes, dis donc.
– Oui, il fait un temps de chien.
– J’ai vu des flics dans les parages.
– Si ça les amuse.
Le Rouget se frotta les mains en soufflant dedans. Son visage émacié, en lame de couteau, était recouvert de taches de rousseur. Fils d’un ancien ministre du parti unique, il avait vécu sur un nuage, passant ses vacances au bout du monde. À dix-sept ans, il disposait d’une voiture décapotable à bord de laquelle il se rendait au lycée. À l’époque, il aimait les filles, les soirées dansantes et offrir des cadeaux.
À l’université, professeurs et étudiants s’accordaient à lui prédire une carrière exceptionnelle. Il était doué, un vrai génie. Sans donner l’impression de forcer, il dominait l’ensemble de ses camarades de promotion. Excellent aussi bien dans les matières scientifiques qu’en culture générale, il forçait l’admiration du recteur. Le Rouget n’avait pourtant pas la grosse tête. Il poursuivait ses études avec la nonchalance qui le caractérisait. Et rien ne laissait prévoir qu’il allait se transformer en un tueur d’une constance implacable.
Sa vie changea le jour où, à l’université, Farouk lui proposa de le seconder au Comité. Farouk était brillant, lui aussi, d’une famille riche et respectable. Il parlait français, mais pensait FIS. Le Rouget fut subjugué par la rhétorique de son copain de chambre, la netteté de ses visions et la beauté de sa foi. Très vite, il céda à ses charmes. De conciliabule en prêche, de mosquée en librairie spécialisée, le Rouget découvrait l’inanité de l’ostention, l’opprobre des frasques, la futilité d’un monde éphémère dont les façades pavoisées occultaient mal la décomposition intérieure. Il renonça donc au superficiel pour se consacrer aux choses essentielles. Déterminé à mettre son génie au service de la noble cause, il descendit de son nuage et arbora un collier de barbe rousse qu’il sacrifia volontiers lorsque Farouk lui expliqua la nécessité révolutionnaire de travailler dans la clandestinité absolue, de ne rien changer à leurs habitudes estudiantines ni à leurs fréquentations. Le Rouget reçut le message cinq sur cinq. Il continua d’afficher ses manières affectées de tchitchi derrière lesquelles se cachait un néophyte convaincu, un authentique élu du ciel qu’une mission, taillée à sa juste mesure, se préparait à investir comme une Visitation.
Sa première victime fut son professeur, docteur ès mathématiques, un veuf sans enfant qui vivait seul dans une vieille maisonnette, à l’est d’Alger. Ce dernier était fier de le parrainer. Il l’invitait souvent, chez lui, pour partager son modeste souper. Ils passaient des soirées entières à vanter les mérites de tel ou tel savant, le talent des écrivains russes et la magnificence de la pensée marxiste. Le Rouget déplorait la dislocation de l’empire soviétique et ne cachait pas ses inquiétudes quant au devenir des communistes algériens qu’il comptait rallier. Ravi, le veuf le félicita de son état d’esprit, le rassura sur la bonne santé du communisme au pays et lui promit de lui ouvrir, toutes grandes, les portes de son parti. Ce fut ainsi que le Rouget put dresser la liste des professeurs « athées » avec, en tête, le nom souligné au rouge de son parrain qu’il exécuta, le soir de ses cinquante ans, en lui offrant, en guise de cadeau d’anniversaire, deux balles de gros calibre.
Nafa avait opéré à deux reprises avec lui. Le Rouget avait la rigidité et l’efficacité d’un tueur professionnel. Il frappait vite et juste, avec son pistolet muni d’un silencieux. Une fois la victime achevée, il rajustait machinalement les manches de sa chemise, remettait son arme dans le cartable et s’éloignait d’un pas tranquille, pareil à un jeune promeneur léchant les vitrines des boulevards. Jamais les supplications de sa proie ne faisaient frémir sa main, jamais son fantôme ne le rattrapait. À peine rendait-elle l’âme qu’il songeait déjà à la prochaine.
Farouk ouvrit son cartable sur la table, dans le salon, en extirpa des photos qu’il étala les unes à côté des autres.
– Un fumier de communiste, annonça-t-il.
Nafa sourcilla en reconnaissant le cinéaste Rachid Derrag.
– Tu es sûr que c’est un communiste ?
– À moins que tu nous prouves le contraire, ricana le Rouget. Tu le connais ?
Nafa réalisa sa maladresse, tenta de se rattraper. Il prit une photo, feignit de l’examiner et se « ravisa » :
– C’est fou comme il ressemble à un facteur de ma connaissance.
– Ce type n’est pas un postier. C’est un faiseur de films subversifs et il se shoote au kif, tous les jeudis, au Lebanon,
Farouk fit claquer une chemise cartonnée sur la table :
– J’ai un dossier bien ficelé sur lui : Rachid Derrag, quarante-sept ans, marié, quatre gosses, demeurant cité Amrane, Bloc C, porte 1. Etudes cinématographiques à Moscou. Soûlard notoire…
– Un malpropre et un sale impie, ajouta le Rouget. Il paraît qu’il est en train de préparer un documentaire sur l’intégrisme pour le présenter à un festival européen.
– Je hais les artistes. En particulier ceux qui ont la perversité d’être communistes.
Nafa fit la moue pour signifier qu’il se trompait sur la personne. En relevant la tête, il surprit Hind en train de l’observer avec acuité.
– Ça fait combien de temps que tu es parmi nous ? lui demanda-t-elle.
– Une dizaine de semaines, pourquoi ?
– T’a-t-on privé de quoi que ce soit ?
– Non.
– As-tu eu l’impression qu’on te tenait à l’écart ?
– Pas vraiment.
Hind abattit son poing sur le cartable et rugit :
– Alors, pourquoi ne nous fais-tu pas confiance ?
Nafa recula :
– Bien sûr que j’ai confiance en vous.
Les lèvres de Hind se retroussèrent sur un rictus bestial. Ses yeux se plissèrent de façon à concentrer leur énergie sur un Nafa déconcerté.
– Ah oui ? Tu as confiance en nous. C’est pour ça que tu fais semblant de ne pas reconnaître l’ordure sur les photos.
– Je l’ai confondu avec…
– Ne mens pas !
Son doigt vibrait, menaçant.
Farouk et le Rouget se détournèrent, gênés.
Sofiane retira ses mains de ses poches et tenta de s’interposer. Hind le pria de rester où il était, se pencha sur Nafa comme si elle cherchait à le dissoudre dans son ombre. Le souffle saccadé et la figure enlaidie, elle approcha les lèvres de l’oreille de l’ancien chauffeur de taxi et lui murmura, d’une voix inaudible d’abord, puis de plus en plus agressive :
– Nous ne t’avons pas pris dans notre équipe pour le plaisir de ton cheikh Younes. Chez nous, on ne fait pas dans la dentelle. Nous avons épluché ton dossier et nous t’avons accepté sur la base de son contenu. Nous savons d’où tu viens, jusqu’où tu peux aller, chez qui tu as travaillé et dans quelle mesure tu peux te rendre utile… Nous savons que tu t’es cassé les dents un peu partout, notamment dans le cinéma, et le rôle que tu as interprété dans un affreux navet signé, justement, par cette saleté de dépravé, là, sur la photo.
– Ce n’est pas grave, Hind, dit Sofiane embarrassé. Nafa n’en est qu’à son cinquième attentat.
– Sixième !
– Sixième, dixième, ce que je veux dire est qu’il n’a pas encore atteint sa vitesse de croisière, à lui. Nous sommes des combattants, pas des machines à tuer. Dieu n’exige de Ses sujets que ce qu’ils sont en mesure d’entreprendre. Si Nafa considère qu’il n’est pas prêt aujourd’hui à affronter un vieil ami, ce n’est pas un manquement à ses engagements, encore moins un parjure.
– C’en est un, cria-t-elle en se redressant. Au djihad, il n’y a pas deux poids deux mesures. Tout individu condamné par le Mouvement doit être liquidé. Sans appel. Qu’il soit parent, proche ou connaissance n’y change rien. C’est seulement en se conformant à ce principe irrévocable que nous viendrons à bout des prévaricateurs qui nous gouvernent.
Elle se rabattit sur Nafa :
– Est-ce que tu reconnais, maintenant, l’immondice sur les photos ?
Nafa fourragea dans ses cheveux, contempla la pointe de ses chaussures, la pomme d’Adam coincée.
– Est-ce que tu le reconnais ?
– Oui !
– Est-ce que tu as assez de foi pour le foutre en l’air ?
– Ça suffit, hurla Sofiane. Tu n’as pas le droit de traiter l’un de mes hommes de cette manière. Je te l’interdis, formellement. C’est moi qui commande, ici. C’est moi, l’émir.
Hind soutint pendant quelques instants le regard courroucé de son mari avant de déporter ses yeux sur la nuque basse de Nafa. Farouk et le Rouget se tenant opiniâtrement penchés sur les photos, elle crispa les poings et remonta dans sa chambre.
Rachid Derrag sera égorgé. Devant ses enfants.
Nafa sera là.
Il aura beau fermer, de toutes ses forces, les yeux pour ne pas voir la boucherie, il n’empêchera pas les cris scandalisés du cinéaste de le traquer durant des jours et des nuits : « Ce n’est pas vrai. Pas toi, Nafa. Ta place n’est pas de leur côté. Ce n’est pas possible. Tu es un artiste, bon Dieu ! un artiste… »